Dr Félix Atchade: quelle solidarité pour financer le système de santé

Walfadjri | Sénégal | 28/01/2016

Dans son livre « Radioscopie d’un système de santé africain : le Sénégal » paru en mi-janvier 2016 chez Harmattan, l’auteur Dr Félix Atchadé, médecin spécialiste de santé publique et d’éthique médicale, fait voir un modèle sénégalais extraverti au détriment de la réflexion endogène qui aurait pu prévaloir. Dans cet entretien accordé à Walf Quotidien, il regrette surtout que les gens du ministère de la Santé ne soient préoccupés que par les normes préconisées par l’OMS et les autres organismes comme la Banque mondiale.

Dr Atchadé est d’avis que la santé des populations est une question éminemment politique dont le corps social du Sénégal doit se saisir pour pouvoir en faire un objet de débat national.

Walf Quotidien : Vous venez de publier aux éditions Harmattan « Radioscopie d’un système de santé africain : le Sénégal ». Pourquoi avoir écrit ce livre sur le Sénégal ?

Dr Félix Atchadé : La raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, c’est que je m’étais rendu compte qu’il n’y avait pas d’étude introductive sur le système de santé du Sénégal pour les chercheurs qui s’y intéressent. Mon travail consistant, la plupart du temps, à lire les rapports et à faire des rapports, des états des lieux…, il m’a paru indispensable d’écrire un tel ouvrage qui permettrait à tous ceux qui s’intéressent au système de santé d’avoir quelque chose leur permettant d’avoir une vue d’ensemble, dans un premier temps. Quitte maintenant à faire dans leurs études spécifiques sur une partie ou une autre du système de santé du Sénégal.

L’autre chose pour laquelle j’ai écrit ce bouquin, c’est que je crois au débat démocratique sur des questions de santé. Il me paraît indispensable que cela soit pris en compte par les citoyens. Ce livre est aussi une volonté de pouvoir mettre à la disposition des citoyens quelque chose qui leur permettrait de mener la réflexion et de pouvoir intervenir dans le débat sur la santé au Sénégal, notamment sur ses modalités de financement.

Et quels sont les grands axes que vous abordez dans le livre pour arriver à vos objectifs ?

Je passe en revue un certain nombre de chose, notamment l’une des particularités du système de santé sénégalais. Ce système est un peu trop extraverti de mon point de vue ; et que la réflexion endogène n’est pas suffisamment prise en compte. Tout ce qui importe aux gens qui sont au ministère de la Santé, c’est de se mettre en phase avec les normes que préconisent l’Oms (Organisation mondiale de la santé, ndlr) et les autres organismes comme la Banque mondiale. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose. Mais je pense quand même que ce n’est pas suffisant pour un système de santé qui se voudrait au service des populations sénégalaises. À mon avis, il faut qu’on suscite un débat national pour pouvoir permettre aux uns et aux autres de donner leurs points de vue et de trouver les meilleures solutions, les meilleures voix aux problèmes de santé du Sénégal.

Vous pensez que le Sénégal doit se démarquer un peu des lignes directrices de ces organismes internationaux dont vous parlez ?

Non, il ne s’agit pas de se démarquer parce que nous appartenons à une même communauté internationale qui mène des réflexions et qui indiquent un certain nombre de recommandations et de règlements. Il ne s’agit pas de s’en détourner. Il s’agit plutôt de prendre non seulement cela en compte, mais en plus de mener une réflexion sur nos véritables problèmes, une réflexion sur nos problèmes que la communauté internationale n’est pas à même de pouvoir juger de manière pertinente, parce que les premiers concernés, après tout, c’est nous les Sénégalais. Je considère que la santé des populations est une question éminemment politique et pour cela il faut que le corps social du pays s’en saisisse pour pouvoir en faire un objet de débat.

Par ailleurs, je parle dans cet ouvrage de la situation sanitaire du pays en partant des grandes lignes que sont les agrégats, les indices qui permettent d’apprécier l’évolution d’un système de santé. Et des années 50 à nos jours, je considère qu’il y a eu des progrès qui sont faits. Il reste cependant beaucoup à faire, et quand on se compare non pas aux autres pays africains, mais à des pays tels que Cuba, nos progrès sont véritablement insuffisants.

« Là où je ne suis pas d’accord avec la politique de la Banque mondiale… »

Et pourquoi l’exemple de Cuba ?

Ce pour quoi je milite, c’est qu’on aille vers des expériences qui sont, d’un point de vue de la comparaison avec nous, pertinentes. Quand vous prenez un pays comme Cuba (seul pays au monde à avoir réussi l’arrêt de la transmission du Vih/sida de la mère à l’enfant, ndlr), comme le Costa Rica et l’Etat indien du Kerala…, ce sont des entités où les gens ne sont pas plus riches que nous, mais en même temps, ils ont fait des progrès extraordinaires en matière de santé. Il faudrait que nous nous en inspirions, que nous essayions de voir en quoi cela a réussi. D’ailleurs, c’est là où je ne suis pas d’accord avec la politique de la Banque mondiale selon laquelle il faut d’abord arriver à un certain niveau de développement pour prétendre à un système assurantiel de prise en charge du risque maladie. L’exemple de la France, du Royaume-Uni… est là. Quand ils mettaient en place leur système d’assurance maladie, c’étaient des pays qui sortaient de la guerre, c’étaient des pays qui étaient exsangues économiquement. Mais il y a eu une volonté politique qui s’est exprimée. Une volonté politique très forte qui a consisté à vouloir créer une sorte d’Etat social permettant de prendre en charge un certain nombre de risques parmi lesquels le risque maladie. Malheureusement, ce n’est pas cela qui intéresse la Banque mondiale. Ils (les responsables de la Banque mondiale, ndlr) sont dans la doctrine néolibérale. Ce qu’ils veulent créer, c’est le marché assurantiel qui permettrait la prise en charge de risque maladie pour une partie de la population, c’est-à-dire les plus solvables. Et le reste, on va se donner bonne conscience en mettant en place un système de solidarité pour les pauvres dans lequel ce sera la croix et la bannière pour se faire prendre en charge avec une médecine au rabais, etc. Nous n’avons pas besoin de cela.

Dans votre brûlot, vous semblez dire que la cotisation doit être obligatoire dans la chaîne de solidarité qui sous-tend la couverture maladie universelle ?

Je pense que la cotisation doit être obligatoire. On peut réfléchir après sur la manière de faire le prélèvement. Ce sera peut-être au moment de la récolte, par exemple, en milieu paysan. Des cultures spéculatives, il y a une partie de l’argent qu’on doit verser aux paysans qui serait prélevé et qui, ensuite, servirait à leur cotisation. Ce que je ne voudrais pas, c’est que l’effort ne soit pas partagé. L’effort doit être partagé par tous, mais selon les moyens de chacun. Et donc, trouver un mécanisme en milieu rural pour que les gens y trouvent la manière de cotiser.

Dans votre radioscopie, vous avez certainement dû déceler des pans du secteur de la santé à améliorer. Lesquels par exemple ?

Permettez-moi de revenir sur quelque chose qui me semble particulièrement injuste dans ce pays. Je veux parler du mode de financement de la santé. Le pays ne cesse de prétendre que nous sommes un pays qui a adopté la stratégie des soins de santé primaires. Mais quand on regarde la manière dont cela est financé, on se rend compte que plus on monte dans la pyramide de santé de ce pays, moins la pression qui est faite en matière de financement s’exerce sur les usagers. Cela veut dire simplement que ce sont les populations à la base, les populations les plus démunies qui se saignent à blanc pour pouvoir se soigner. Cela n’est pas normal. C’est quelque chose d’extrêmement injuste et c’est inégalitaire. Il faut qu’on se batte dans ce pays pour résorber les inégalités de santé qui ont des contours géographiques. Les différents gouvernements en ont pris la mesure, sont en train de faire des progrès de ce point de vue, mais c’est encore insuffisant. Il faudrait que les plateaux techniques soient à la hauteur dans les régions pour permettre aux populations qui s’y trouvent de se soigner décemment.

« On est en train de mettre en place un système de Couverture maladie universelle qui finalement ne s’adresse qu’aux populations les plus démunies pour essayer de se donner bonne conscience… »

Pour remédier à cela, l’Etat est en train de mettre en oeuvre sa nouvelle politique sanitaire visant un accès universel aux soins de santé de qualité pour tous ? Pensez-vous que cela soit la panacée ?

La Couverture Maladie Universelle (CMU) est déjà un progrès par rapport à ce qu’il y avait avant. C’est quelque chose que je salue. Mais, là où cela me pose problème, c’est qu’on est en train de mettre en place un système qui ne prend pas en compte les fonctionnaires, les salariés du secteur privé. Donc, on est en train de mettre en place un système de Couverture maladie universelle qui finalement ne s’adresse qu’aux populations les plus démunies pour essayer de se donner bonne conscience. On n’est pas en train de penser à une solidarité nationale en matière de santé. Il faudrait que toutes les caisses qui prennent en compte le risque maladie soient fusionnées pour mettre en place un système qui profite à tous les Sénégalais. J’ai comme l’impression que cela risque d’être une sorte d’assurance maladie qui se donne bonne conscience et qui serait quelque chose pour les pauvres. Si vous voulez, une CMU pour les pauvres. Or, vous savez très bien qu’on n’est pas suffisamment naïfs pour croire que les pauvres ont droit au chapitre. Je suis de ceux qui militent pour qu’on mette en place un mécanisme où chacun, le plus démuni d’entre nous comme le plus riche d’entre nous, puisse se faire soigner par un mécanisme de solidarité. (…) Mon souhait est que les histoires de couverture maladie universelle échappent à la technocratie et que cela soit l’objet d’un débat démocratique où les différents acteurs donnent leurs positions et leurs solutions. Quand je regarde par exemple le Conseil de surveillance de l’Agence de la Couverture maladie universelle, cela me pose un véritable problème que de voir qu’il n’y a que des fonctionnaires là-dans. Il faut que les responsables des partenaires sociaux participent à la discussion et je pense que c’est la meilleure manière de rendre démocratique la chose. Dans ce Conseil de surveillance, vous avez les représentants de tous les ministères, les représentants des organisations patronales. Non, la représentation doit être beaucoup plus large, elle doit être l’expression de la diversité du corps social sénégalais.

Dans votre livre, vous formulez l’idée d’une assiette fiscale qu’il faudrait prélever sur les entreprises au Sénégal pour alimenter cette grande caisse d’assurance risque maladie que vous suggérez. Pensez-vous que cela puisse prospérer au Sénégal ?

Je ne suis pas pour le système de dotation budgétaire qu’on veut mettre en place. Je pense qu’il faut réfléchir à un moyen qui puisse permettre de financer la Couverture maladie universelle qui serait une couverture maladie solidaire pour chaque citoyen. Et cela, en faisant en sorte qu’il y ait un impôt spécifique qui pourrait toucher un certain nombre de bénéfices de sociétés ; toucher des produits vendus et que l’on considère comme étant nocifs pour la santé à travers une taxation spécifique. Mais il faut que l’on ouvre le débat pour qu’il y ait un système de financement efficace qui soit mis en place. Parce que le problème qui s’est posé avec des systèmes de gratuité des soins comme le Plan Sésame qui est une bonne idée, c’est qu’il n’y avait pas de financement pour cela. Il faut mettre en place le financement qui permettrait de résoudre le problème parce qu’on dit gratuité, mais rien n’est gratuit en matière de santé.

Réalisé par Abdoulaye SIDY

UA-90482772-1